Tango Paris

CHARLES GESMAR, 1920

Les origines

La création d’un bal-musette au 13 rue Au Maire remonte à 1896. Mais cette maison est beaucoup plus ancienne. Selon de Rochegude1, son origine est un cabaret fondé en 1725 à l’enseigne du Roi de Sardaigne. Elle a eu son heure de célébrité au cours des journées insurrectionnelles de février 1848, lorsque les habitants du quartier ont dressé une barricade dans la rue Au Maire, juste à sa hauteur. Dans les années 1870-1880 l’établissement est un débit de vins tenu par un nommé Camille Horel. Il sert aussi de lieu de réunions politiques et corporatives. En 1891, Horel le cède à un cabrettaïre, Léon Chanal, originaire de Mels, canton de Ste Geneviève (Aveyron). C’est ce commerce qui est choisi comme premier siège social d’une union corporative, « La Cabrette », que créent en 1895 les musiciens auvergnats de Paris. « La Cabrette » organisera de nombreuses réunions de ses membres à la Salle Chanal et défendra leurs intérêts contre certains patrons de bals-musette qui commencent à recruter des accordéonistes d’origine italienne. L’Auvergnat de Paris se fera amplement l’écho de la querelle opposant les tenanciers et les cabrettaïres, et prendra partie pour ces derniers. Dès l’origine, Chanal est nommé secrétaire-adjoint de « La Cabrette », mais il démissionne en 1896. Sans doute considère-t-il que cette fonction est incompatible avec son intention de devenir lui-même patron de bal.

1 Marquis de Rochegude, Guide pratique à travers le Vieux Paris, 1905

Le bal-musette auvergnat

En effet, cette année là, il obtient la permission d’ouvrir un bal-musette dans son établissement. Il s’attache le concours d’un « pays », Laurens, un cabrettaïre très apprécié à l’époque2. Le bal est inauguré le 31 décembre 1896. Au début, il ne fonctionne que les dimanches et jours de fêtes, en soirée. Mais, le succès est tel que, dès le 1er février 1897, la clientèle, essentiellement auvergnate, peut danser également tous les jeudis et samedis soirs. La salle de bal continue d’être utilisée régulièrement comme lieu de réunions. Grand rassembleur des originaires du Massif Central, Chanal accueille de nombreux groupements corporatifs : le syndicat des brocanteurs et chineurs, les compagnons boulangers, et d’autres plus insolites : l’association des gardiens de cimetières, les allumeurs de réverbères, les colombophiles, etc … Chanal n’a pas coupé les ponts avec « La Cabrette ». Au contraire, il participe activement aux banquets annuels de l’association et ne manque pas une occasion de se montrer en compagnie de ses confrères et amis musiciens. C’est ainsi qu’en février 1901, a lieu chez Chanal une audition de musette organisée par Gabriel Ranvier, considéré par la colonie auvergnate comme le roi des cabrettaïres, avec la participation de nombreux musiciens. Le mois suivant, Chanal accepte de prendre le poste de vice-président de « La Cabrette » en remplacement de Ranvier. Il est vrai que les rapports entre patrons de bals et musiciens sont beaucoup moins tendus. Progressivement on voit d’ailleurs les propriétaires de bals venir aux banquets de « La Cabrette », prouvant ainsi leur désir de conciliation. En novembre 1903, Chanal ajoute à son commerce un hôtel confortable et, le même mois, le bal est autorisé à ouvrir, en matinée , les dimanches et jours de fête. En 1908, il cède l’ensemble à un jeune couple, Jean Gailhac et son épouse née Vaissade, originaires de St-Urcize (Cantal), précédemment établis à Ménilmontant, impasse du Progrès (actuelle rue du Groupe Manouchian)3. Dès lors, Jean Gailhac, ses proches et leurs descendants, organisés en société, présideront à la destinée de ce bal pendant près de 70 ans, avec un succès qui ne se démentira pas. En mars 1919, c’est au cours d’une réunion chez Gailhac, que les patrons de bals-musette seront informés de l’accord Ministère de l’Intérieur pour la réouverture des bals fermés depuis 1914. Au début des années 20, le bal est toujours fréquenté par des originaires du Massif Central. André Warnod en témoigne4 : « une grande salle, des tables, des bancs, des garçons qui s’empressent, une foule joviale, des soldats en permission, un orchestre bruyant. Quand nous entrons, on danse la bourrée, les bras se lèvent et s’abaissent, les danseurs pivotent, glissent, se croisent. Nous sommes au Café du Roi de Sardaigne qui porte sur sa façade une des plus vieilles enseignes de Paris ». L’affluence est telle qu’il faut deux personnes pour ramasser la monnaie à chaque danse.
2 La famille Laurens, originaire de Rives, près de Ste -Geneviève (Aveyron) était déjà installée rue Au Maire, au n° 18, dans les années 1880. Le père, Pierre-Jean, tourneur sur cuivre, fabriquait des cabrettes. Ses enfants Louis et Honoré lui succéderont.
3 En 1910 Chanal ouvrira un nouveau bal 13 rue de Vienne, mais la maladie l’emportera deux ans plus tard.
4 André Warnod, les Bals de Paris, édit. G. Crès & Cie, 1922.

Le bal-musette parisien

Mais peu à peu, comme dans la plupart des bals auvergnats, la musique traditionnelle laisse la place à d’autres rythmes. Cédant à l’engouement général pour les danses à la mode, les Gailhac vont attirer une clientèle populaire typiquement parisienne. Les originaires du Massif Central déserteront les lieux, emportant avec eux leurs danses régionales. La valse, appréciée de tous, subsistera. S’y ajouteront la java, le tango, le paso-doble, le fox-trot, et plus tard la rumba, adaptés à leur propre style par les danseurs des bals populaires parisiens. Le changement est complet : un autre genre de musique, une autre manière de danser. Désormais, sur la piste paraffinée, noyés sous les paillettes multicolores déversées par la boule prismatique, ce sont les virtuoses du musette « parisien » qui vont s’illustrer : valse à l’envers, toupie, tango joue contre joue et rumbas serrées, très serrées. Pour marquer cette évolution, les propriétaires baptisent leur bal « Le Tango ». Ils n’échappent pas aux inconvénients de la diversification de la clientèle. Les querelles sont fréquentes. Mais, les différents entre danseurs, les manquements à l’éthique se règlent généralement à l’extérieur. De nombreux accordéonistes se sont produits au Tango au cours de cette grande époque du musette : Robert Garnero, André Bastien, Tiramani, Paul Chalier, Augusto Baldi, Marcel Fréber, Tony Meler, Tony Jacques etc…

Les matinées "rétro", les soirées “in”

En 1975, les Gailhac cèdent leurs parts à Marie Biéda qui conserve un orchestre musette et tente de perpétuer le genre pendant 6 ans. Mais les temps ont changé et la clientèle a pris de l’âge. Aussi, en 1981, tout en maintenant la tradition du musette le week-end en matinée sous forme de discothèque « rétro », confie-t-elle l’organisation des soirées à Serge Krüger. Styliste et animateur d’une radio libre, Serge Krüger monte des soirées « caraïbes » qui connaissent, pendant sept ans, un très grand succès auprès des communautés antillaise et africaine et d’un public parisien branché. Puis, durant trois années encore, tourné vers d’autres activités, il déléguera à des DJ’s l’animation de soirées du même genre.
Après le départ de Serge Krüger, la direction du Tango mettra en place une formule voisine : des matinées musette et des bals de nuit aux goüt du jour (musique afro-latine, groove, funk, soul), sans connaître toutefois, une vogue durable.

Aujourd'hui : La Boîte à Frissons

Depuis 1997, c’est Hervé Latapie qui est chargé de l’animation. Fondateur des Gais-Musette, il a attiré au Tango une clientèle gay et lesbienne.
Sous l’enseigne de la Boîte à Frissons, il propose une programmation éclectique : des débats, des concerts, des réunions dansantes en accueillant, tour à tour, des musiciens auvergnats, bretons, maghrébins, cajuns, swing-musette etc… et le week-end en soirée, des bals discothèque où alternent musette, disco, raï, salsa… Souvent des cours de danse, offerts aux deux sexes et bien sûr au troisième, précèdent l’ouverture du bal. Le succès est incontestable. Le plus étonnant, c’est sans doute de retrouver les mêmes clients dans des ambiances aussi différentes. Hervé à sûrement un secret.

Le Tango est l’un des plus vieux bals parisiens. Il doit sans doute sa longévité à la faculté d’adaptation dont on fait preuve ses propriétaires et animateurs successifs.

Lucien LARICHE

Le Tango de demain

En mars 2020, le Tango ferme, comme toutes les boîtes de nuit, à cause du COVID. Durant cette fermeture, les propriétaires du Tango prennent la décision de vendre l’immeuble occupé au rez-de-chaussée par le dancing. Alarmé par cette décision, Hervé Latapie – directeur de la société « La boîte à frissons » qui exploitait le Tango – contacte quelques amis afin de créer un collectif pour tenter de sauver l’établissement. Depuis le mois d’avril 2021, nous sommes mobilisés avec ce Collectif Tango 3.0 pour que cette salle historique soit collectivement reprise en mains. La Mairie de Paris a racheté l’immeuble en décembre 2021 et confié sa gestion à un bailleur social, ELOGIE-SIEMP. Le Collectif a décidé de créer une nouvelle société coopérative à intérêt collectif (SCIC), qui permettra d’exploiter le Tango dans les meilleures conditions correspondant à nos valeurs. Une campagne de levée de fonds a été lancée afin de permettre de réaliser les travaux de rénovation nécessaires à la réouverture et d’assurer les frais importants inhérents à cette coûteuse opération. Cette collecte fût un succès inespéré (Il ne s’agissait pas de dons, mais d’entrée au capital de la nouvelle société). Nous pouvons aujourd’hui envisager quasiment sereinement l’ouverture prochaine et l’avenir radieux du Tango.